Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Formes élémentaires de la vie religieuse - Emile Durkheim
16 mai 2012

Autres menaces de délitement social

<<< .<< <. .Pages-paragraphes.précédents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Pages-paragraphes.suivants. .> . >> . >>>

III

Mais la mort n'est pas le seul événement qui puisse troubler une communauté. Il y a, pour les hommes, bien d'autres occasions de s'attrister ou de s'angoisser, et, par conséquent, on peut prévoir que même les australiens connaissent et pratiquent d'autres rites piaculaires que le deuil. Il est, cependant, remarquable qu'on n'en trouve, dans les récits des observateurs, qu'un petit nombre d'exemples.

Un premier rite de ce genre ressemble de très près à ceux qui viennent d'être étudiés. On se rappelle comment, chez les Arunta, chaque groupe local attribue des vertus exceptionnellement importantes à sa collection de churinga : c'est un palladium collectif au sort duquel le sort même de la collectivité passe pour être lié. Aussi, quand des ennemis ou des blancs réussissent à dérober un de ces trésors religieux, cette perte est-elle considérée comme une calamité publique. Or ce malheur est l'occasion d'un rite qui a tous les caractères d'un deuil : on s'enduit le corps de terre de pipe blanche et on reste au camp pendant deux semaines à pleurer et à se lamenter. C'est une preuve nouvelle que le deuil est déterminé non par la manière dont est conçue l'âme du mort, mais par des causes impersonnelles, par l'état moral du groupe. Voilà, en effet, un rite qui, par sa structure, est indistinct du deuil proprement dit et qui, pourtant, est indépendant de toute notion d'esprit ou de démon malfaisant.

Une autre circonstance qui donne lieu à des cérémonies de même nature est l'état de détresse où se trouve la société à la suite de récoltes insuffisantes. « Les indigènes qui habitent les environs du lac Eyre, dit Eylmann, cherchent également à conjurer l'insuffisance des ressources alimentaires au moyen de cérémonies secrètes. Mais plusieurs des pratiques rituelles qu'on observe dans cette région se distinguent de celles dont il a été précédemment question : ce n'est pas par des danses symboliques, par des mouvements mimétiques ni par des décorations éblouissantes que l'on cherche à agir sur les puissances religieuses ou sur les forces de la nature, mais au moyen de souffrances que les individus s'infligent à eux-mêmes. Dans les territoires du nord, c'est aussi par des tortures, telles que jeûnes prolongés, veilles, danses poursuivies jusqu'à l'épuisement des danseurs, douleurs physiques de toute sorte, que l'on s'efforce d'apaiser les puissances qui sont mal disposées pour les hommes ». les supplices auxquels les indigènes se soumettent dans ce but les laissent parfois dans un tel état de fatigue qu'ils sont, pendant de longs jours, incapables d'aller à la chasse.

C'est surtout pour lutter contre la sécheresse que ces pratiques sont employées. C'est que le manque d'eau a pour conséquence une disette générale. Pour remédier au mal, on recourt aux moyens violents. Un de ceux qui sont en usage est l'extraction d'une dent. Chez les Kaitïsh, par exemple, on arrache à un individu une incisive que l'on suspend à un arbre. Chez les Dieri, l'idée de la pluie est étroitement associée à celle d'incisions sanglantes qui sont pratiquées dans la peau du thorax et des bras. Chez ce même peuple, quand la sécheresse est très grande, le grand conseil se réunit et convoque toute la tribu. C'est un véritable événement tribal. Des femmes sont envoyées dans toutes les directions pour avertir les gens de se réunir à un endroit et à un moment déterminés. Une fois qu'ils sont assemblés, ils font entendre des gémissements, ils crient d'une voix perçante l'état misérable de la contrée et ils demandent aux Mura-mura (ancêtres mythiques) de leur conférer le pouvoir de faire tomber une pluie abondante. Dans les cas, très rares d'ailleurs, où il y a eu excès d'humidité, une cérémonie analogue a lieu pour arrêter la pluie. Les vieillards entrent alors dans un véritable état de frénésie et les cris que pousse la foule sont pénibles à entendre.

Suit une série d'exemples de saridfication en vue de palier à des pénuries... ...

Mais les disettes totales et partielles ne sont pas les seuls fléaux qui puissent s'abattre sur une tribu. D'autres événements se produisent, plus ou moins périodiquement, qui menacent on paraissent menacer l'existence collective. C'est le cas, par exemple, de l'aurore australe. Les Kurnai croient que c'est un feu allumé dans le ciel par le grand dieu Mungan-ngaua; c'est pourquoi, quand ils l'aperçoivent, ils ont peur que l'incendie ne s'étende à la terre et ne les dévore. Il en résulte une grande effervescence dans le camp. On agite une main desséchée de mort à laquelle les Kurnai attribuent des vertus variées, et on pousse des cris tels que : « Renvoie-le ; ne nous laisse pas brûler ». En même temps, ont lieu, sur l'ordre des vieillards, des échanges de femmes, ce qui est toujours l'indice d'une grande excitation. Les mêmes licences sexuelles sont signalées chez les Wiimbaio, toutes les fois qu'un fléau paraît imminent, et notamment en temps d'épidémie.

Sous l'influence de ces idées, les mutilations ou effusions de sang sont parfois considérées comme un moyen efficace pour guérir les maladies. Chez les Dieri, quand il arrive un accident à un enfant, ses proches se donnent des coups sur la tête soit avec un bâton soit avec un boomerang, jusqu'à ce que le sang coule sur leur visage. On croit, par ce procédé, soulager l'enfant de son mal. Ailleurs, on s'imagine obtenir le même résultat au moyen d'une cérémonie totémique supplémentaire. On peut rapprocher de ces faits l'exemple, cité plus haut, d'une cérémonie spécialement célébrée pour effacer les effets d'une faute rituelle. Sans doute, dans ces deux derniers cas, il n'y a ni blessures, ni coups, ni souffrances physiques d'aucune sorte ; cependant, le rite ne diffère pas en nature des précédents : il s'agit toujours de détourner un mal ou d'expier une faute au moyen d'une prestation rituelle extraordinaire.

Tels sont, en dehors du deuil, les seuls cas de rites piaculaires que nous ayons réussi à relever en Australie. Il est probable, il est vrai, que certains ont dû nous échapper et on peut présumer également que d'autres sont restés inaperçus des observateurs. Cependant, si les seuls que l'on ait découverts jusqu'à présent sont en petit nombre, c'est vraisemblablement qu'ils ne tiennent pas une grande place dans le culte. On voit combien il s'en faut que les religions primitives soient filles de l'angoisse et de la crainte, puisque les rites qui traduisent des émotions douloureuses y sont relativement rares. C'est, sans doute, que, si l'Australien mène une existence misérable, comparée à celle des peuples plus civilisés, en revanche, il demande si peu de choses à la vie qu'il se contente à peu de frais. Tout ce qu'il lui faut, c'est que la nature suive son cours normal, que les saisons se succèdent régulièrement, que la pluie tombe, à l'époque ordinaire, en abondance et sans excès ; or les grandes perturbations dans l'ordre cosmique sont toujours exceptionnelles. Aussi a-t-on pu remarquer que la plupart des rites piaculaires réguliers dont nous avons plus haut rapporté des exemples ont été observés dans les tribus du centre où les sécheresses sont fréquentes et constituent de véritables désas­tres. Il reste, il est vrai, surprenant que les rites piaculaires qui sont spécialement destinés à expier le péché semblent faire presque complètement défaut. Cependant l'australien, comme tout homme, doit commettre des fautes rituelles qu'il a intérêt à racheter ; on peut donc se demander si le silence des textes sur ce point n'est pas imputable aux insuffisances de l'observation.

Mais, si peu nombreux que soient les faits qu'il nous a été possible de recueillir, ils ne laissent pas d'être instructifs.

Quand on étudie les rites piaculaires dans les religions plus avancées, où les forces religieuses sont individualisées, ils paraissent être étroitement solidaires de conceptions anthropomorphiques. Si le fidèle s'impose des privations, se soumet à des sévices, c'est pour désarmer la malveillance qu'il prête à certains des êtres sacrés dont il croit dépendre. Pour apaiser leur haine ou leur colère, il va au-devant de leurs exigences ; il se frappe lui-même pour n'être pas frappé par eux. Il semble donc que ces pratiques n'ont pu prendre naissance qu'à partir du moment où dieux et esprits furent conçus comme des personnes morales, capables de passions analogues à celles des humains. C'est pour cette raison que Robertson Smith crut pouvoir reporter à une date relativement récente les sacrifices expiatoires, tout comme les oblations sacrificielles. Suivant lui, les effusions de sang qui caractérisent ces rites auraient été d'abord de simples procédés de communion : l'homme aurait répandu son sang sur l'autel pour resserrer les liens qui l'unissaient à son dieu. Le rite n'aurait pris un caractère piaculaire et pénal que quand sa signification première fut oubliée et quand l'idée nouvelle qu'on se faisait des êtres sacrés permit de lui attribuer une autre fonction.

Mais, puisque l'on rencontre des rites piaculaires dès les sociétés australiennes, il est impossible de leur assigner une origine aussi tardive. D'ailleurs, tous ceux que nous venons d'observer, sauf un, sont indépendants de toute conception anthropomorphique : il n'y est question ni de dieux ni d'esprits. C'est par elles-mêmes et directement que les abstinences et les effusions de sang arrêtent les disettes et guérissent les maladies. Entre le rite et les effets qu'il est censé produire aucun être spirituel ne vient insérer son action. Les personnalités mythiques n'y sont donc intervenues qu'ultérieurement. Une fois que le mécanisme rituel fut établi, elles ont servi à le rendre plus commodément représentable aux intelligences ; mais elles ne sont pas conditions de son existence. C'est pour d'autres raisons qu'il s'est institué ; c'est à une autre cause qu'il doit son efficacité.

Il agit par les forces collectives qu'il met en jeu. Un malheur paraît-il imminent qui menace la collectivité ? Celle-ci se réunit, comme à la suite d'un deuil, et c'est naturellement une impression d'inquiétude et d'angoisse qui domine le groupe assemblé. La mise en commun de ces sentiments a, comme toujours, pour effet de les intensifier. En s'affirmant, ils s'exaltent, s'enfièvrent, atteignent un degré de violence qui se traduit par la violence correspondante des gestes qui les expriment. Comme à la mort d'un proche, on pousse des cris terribles, on s'emporte, on sent le besoin de déchirer et de détruire ; c'est pour satisfaire ce besoin qu'on se frappe, qu'on se blesse, qu'on fait couler le sang. Mais quand des émotions ont cette vivacité, elles ont beau être douloureuses, elles n'ont rien de déprimant; elles dénotent, au contraire, un état d'effervescence qui implique une mobilisation de toutes nos forces actives et même un afflux d'énergies extérieures. Peu importe que cette exaltation ait été provoquée par un événement triste, elle ne laisse pas d'être réelle et elle ne diffère pas spécifiquement de celle qu'on observe dans les fêtes joyeuses. Parfois même, elle se manifeste par des mouvements de même nature : c'est la même frénésie qui saisit les fidèles, c'est le même penchant aux débauches sexuelles, signe certain d'une grande surexcitation nerveuse. Déjà Robertson Smith avait remarqué cette curieuse influence des rites tristes dans les cultes sémitiques : « Dans les temps difficiles, dit-il, alors que les pensées des hommes étaient habituellement sombres, ils recouraient aux excitations physiques de la religion, comme, maintenant, ils se réfugient dans le vin. En règle générale, quand, chez les Sémites, le culte commençait par des pleurs et des lamentations - comme dans le deuil d'Adonis ou comme dans les grands rites expiatoires qui devinrent fréquents pendant les derniers temps - une brusque révolution faisait succéder, au service funèbre par lequel s'était ouverte la cérémonie, une explosion de gaîté et de réjouissances ». En un mot, alors même que les cérémonies religieuses ont pour point de départ un fait inquiétant on attristant, elles gardent, sur l'état affectif du groupe et des individus, leur pouvoir stimulant. Par cela seul qu'elles sont collectives, elles élèvent le ton vital. Or, quand on sent en soi de la vie - que ce soit sous forme d'irritation pénible ou de joyeux enthousiasme - on ne croit pas à la mort ; on se rassure donc, on reprend courage et, subjectivement, tout se passe comme si le rite avait réellement écarté le danger que l'on redoutait. Voilà comment on attribue aux mouvements dont il est fait, aux cris poussés, au sang versé, aux blessures qu'on s'inflige ou qu'on inflige à d'autres, des vertus curatives ou préventives ; et, comme ces différents sévices font nécessairement souffrir, la souffrance, par elle-même, finit par être considérée comme un moyen de conjurer le mal, de guérir la maladie. Plus tard, quand la plupart des forces religieuses eurent pris la forme de personnalités morales, on expliqua l'efficacité de ces pratiques en imaginant qu'elles avaient pour objet d'apaiser un dieu malfaisant ou irrité. Mais ces conceptions ne font que refléter le rite et les sentiments qu'il suscite ; elles en sont une interprétation, et non la cause déterminante.

Un manquement rituel n'agit pas d'une autre manière. Lui aussi est une menace pour la collectivité ; il l'atteint dans son existence morale, puisqu'il l'atteint dans ses croyances. Mais que la colère qu'il détermine s'affirme ostensiblement et avec énergie, et elle compense le mal qui l'a causée. Car si elle est vivement ressentie par tous, c'est que l'infraction commise est une exception et que la foi commune reste entière. L'unité morale du groupe n'est donc pas en danger. Or la peine infligée à titre d'expiation n'est que la manifestation de cette colère publique, la preuve matérielle de son unanimité. Elle a donc réellement l'effet réparateur qu'on lui attribue. Au fond, le sentiment qui est à la racine des rites proprement expiatoires ne diffère pas en nature de celui que nous avons trouvé à la base des autres rites piaculaires : c'est une sorte de douleur irritée qui tend à se manifester par des actes de destruction. Tantôt elle se soulage au détriment de celui-là même qui l'éprouve; tantôt, c'est aux dépens d'un tiers étranger. Mais dans les deux cas, le mécanisme psychique est essentiellement le même

 

<<< .<<. <. .Pages-paragraphes.précédents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Pages-paragraphes.suivants. .> . >> . >>>

Retour à la pasta de mars

.

Publicité
Publicité
Commentaires
Formes élémentaires de la vie religieuse - Emile Durkheim
  • Résumé du pavé de Durkheim sur la religion. mais aussi digressions sur l'actualité de son analyse, et sur les extrapolations et rapprochements avec d'autres courants de pensée (sociologiques, psychologiques, etc...)
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité