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Formes élémentaires de la vie religieuse - Emile Durkheim
2 avril 2012

Rationalisme & pensée sacrée

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VI

La pensée rationelle est étroitement solidaire de l'évolution religieuse :

La catégorisation des êtres et des choses, en tant qu'ayant des propriétés distinctes (règnes minéral, végétal, animal par exemple), qui nous semble allez de soi aujourd'hui, n'a pas toujours été claire dans l'esprit humain.

 Mais ces distinctions ... n'ont rien de primitifA l'origine, tous les règnes sont confondus les uns dans les autres. Les rochers ont un sexe ; ils ont le pouvoir d'engendrer ; le soleil, la lune, les étoiles sont des hommes ou des femmes, qui éprouvent et qui expriment des sentiments humains, tandis que les hommes, au contraire, sont conçus comme des animaux ou des plantes. Cet état d'indistinction se retrouve à la base de toutes les mythologies. De là, le caractère ambigu des êtres que les mythes mettent en scène; on ne peut les classer dans aucun genre défini, car ils participent à la fois des genres les plus opposés. Aussi admet-on sans peine qu'ils peuvent se transmuter les uns dans les autres ; et c'est par des transmutations de ce genre que les hommes, pendant longtemps, ont cru pouvoir expliquer la genèse des choses.

Il a autant conçu le monde à son image, qu'il s'est conçu lui-même à l'image du monde, indistinctement.

Cependant, il n'y avait rien dans l'expérience qui pût lui suggérer de ces rapprochements ou de ces mélanges. Au regard de l'observation sensible, tout est divers et discontinu. Nulle part, dans la réalité, nous ne voyons les êtres mêler leur nature et se métamorphoser les uns dans les autres. Il faut donc qu'une cause exceptionnellement puissante soit intervenue qui ait transfiguré le réel de manière à la faire apparaître sous un aspect qui n'est pas le sien.

C'est la religion qui a été l'agent de cette transfiguration ; ce sont les croyances religieuses qui ont substitué au monde tel que le perçoivent les sens, un monde différent. C'est ce que montre le cas du totémisme. Ce qu'il y a de fondamental dans cette religion, c'est que les gens du clan et les êtres divers dont l'emblème totémique reproduit la forme passent pour être faits de la même essence. Or, une fois que cette croyance était admise, le pont était jeté entre les différents règnes. L'homme était représenté comme une sorte d'animal ou de plante : les plantes et les animaux comme des parents de l'homme, ou plutôt, tous ces êtres, si différents pour les sens, étaient conçus comme participant d'une même nature. Ainsi, cette remarquable aptitude à confondre ce qui nous semble si manifestement distinct vient de ce que les premières forces dont l'intelligence humaine a peuplé l'univers ont été élaborées par la religion. Parce qu'elles étaient faites d'éléments empruntés aux différents règnes, on en fit le principe commun des choses les plus hétérogènes, qui se trouvèrent ainsi dotées d'une seule et même essence.

Mais nous savons, d'autre part, que ces conceptions religieuses sont le produit de causes sociales déterminées. Parce que le clan ne peut exister sans un nom et sans un emblème, parce que cet emblème est partout présent aux regards des individus, c'est sur lui et sur les objets dont il est l'image que se reportent les sentiments que la société éveille chez ses membres. Les hommes furent ainsi en nécessités à se représenter la force collective dont ils sentaient l'action ... Dans la notion de cette force se trouvaient donc confondus les règnes les plus différents : en un sens, elle était essentiellement humaine puisqu'elle était faite d'idées et de sentiments humains ; mais en même temps, elle ne pouvait pas ne pas apparaître comme étroitement apparentée à l'être animé ou inanimé qui lui prêtait ses formes extérieures.La cause dont nous saisissons ici l'action n'est pas, d'ailleurs, particulière au seul totémisme; il n'est pas de société où elle n'agisse. D'une manière générale, un sentiment collectif ne peut prendre conscience de soi qu'en se fixant sur un objet matériel ; mais et par cela même, il participe de la nature de cet objet et réciproquement. Ce sont donc des nécessités sociales qui ont fait fusionner ensemble des notions qui, au premier abord, paraissaient distinctes, et la vie sociale a facilité cette fusion par la grande effervescence mentale qu'elle détermine. C'est une preuve nouvelle que l'entendement logique est fonction de la société, puisqu'il prend les formes et les attitudes que celle-ci lui imprime :

Cette logique, il est vrai, nous déconcerte. Il faut pourtant se garder de la déprécier : Si grossière qu'elle puisse nous paraître, elle constituait, pour l'évolution intellectuelle de l'humanité, un apport de la plus haute importance. C'est par elle, en effet, qu'a été possible une première explication du monde. Sans doute, les habitudes mentales qu'elle implique empêchaient l'homme de voir la réalité telle que la lui montrent les sens ; mais telles qu'ils la lui montrent, elle a le grave inconvénient d'être réfractaire à toute explication. Car expliquer, c'est rattacher les choses les unes aux autres, c'est établir entre elles des relations qui nous les fassent apparaître comme fonction les unes des autres, comme vibrant sympathiquement suivant une loi intérieure, fondée dans leur nature. Or ces relations et ces liens internes, la sensation, qui ne voit rien que du dehors, ne saurait nous les faire découvrir ; l'esprit seul peut en créer la notion. Quand j'apprends que A précède régulièrement B, ma connaissance s'est enrichie d'un nouveau savoir ; mon intelligence n'est aucunement satisfaite par une constatation qui ne porte pas en elle sa raison. Je ne commence à comprendre que s'il m'est possible de concevoir B par un biais qui me le fasse apparaître comme n'étant pas étranger à A, comme uni à A par quelque rapport de parenté. Le grand service que les religions ont rendu à la pensée est d'avoir construit une première représentation de ce que pouvaient être ces rapports de parenté entre les choses. Dans les conditions où elle était tentée, l'entreprise ne pouvait évidemment aboutir qu'à des résultats précaires. Mais d'abord, en produit-elle jamais qui soient définitifs et n'est-il pas nécessaire de la reprendre sans cesse ? Et puis, ce qui importait, c'était moins de la réussir que de l'oser. L'essentiel était de ne pas laisser l'esprit asservi aux apparences sensibles, mais, au contraire, de lui apprendre à les dominer et à rapprocher ce que les sens séparent ; car du moment où l'homme eut le sentiment qu'il existe des connexions internes entre les choses, la science et la philosophie devenaient possibles. La religion leur a frayé la voie. Mais si elle a pu jouer ce rôle, c'est parce qu'elle est chose sociale. Pour faire la loi aux impressions des sens et leur substituer une manière nouvelle de se représenter le réel, il fallait qu'une pensée d'un genre nouveau se constituât : c'est la pensée collective. Si seule, elle pouvait avoir cette efficacité, c'est que, pour créer tout un monde d'idéaux à travers lequel le monde des réalités senties apparût transfiguré, il fallait une surexcitation des forces intellectuelles qui n'est possible que dans et par la société.

Il s'en faut donc que cette mentalité soit sans rapports avec la nôtre. Notre logique est née de cette logique. Les explications de la science contemporaine sont plus assurées d'être objectives, parce qu'elles sont plus méthodiques, parce qu'elles reposent sur des observations plus sévèrement contrôlées, mais elles ne diffèrent pas en nature de celles qui satisfont la pensée primitive. Aujourd'hui comme autrefois, expliquer, c'est montrer comment une chose participe d'un ou de plusieurs autres. On a dit que les participations dont les mythologies postulent l'existence violent le principe de contradiction et que, par là, elles s'opposent à celles qu'impliquent les explications scientifiques. Poser qu'un homme est un kangourou, que le soleil est un oiseau, n'est-ce pas identifier le même et l'autre ? Mais nous ne pensons pas d'une autre manière quand nous disons de la chaleur qu'elle est un mouvement, de la lumière qu'elle est une vibration de l'éther*, etc.Toutes les fois que nous unissons par un lien interne des termes hétérogènes, nous identifions forcément des contraires. Sans doute, les termes que nous unissons ainsi ne sont pas ceux que rapproche l'australien; nous les choisissons d'après d'autres critères et pour d'autres raisons ; mais la démarche même par laquelle l'esprit les met en rapports ne diffère pas essentiellement.

* Durkheim est antérieur à Einstein

Il est vrai que, si la pensée primitive avait pour la contradiction l'espèce d'indifférence générale et systématique qu'on lui a prêtée, elle contrasterait, sur ce point, et d'une manière accusée, avec la pensée moderne, toujours soucieuse de rester d'accord avec elle-même. Mais nous ne croyons pas qu'il soit possible de caractériser la mentalité des sociétés inférieures par une sorte de penchant unilatéral et exclusif pour l'indistinction. Si le primitif confond des choses que nous distinguons, inversement, il en distingue d'autres que nous rapprochons et il conçoit même ces distinctions sous la forme d'oppositions violentes et tranchées. Entre deux êtres qui sont classés dans deux phratries (clans) différentes, il n'y a pas seulement séparation, mais antagonisme. Pour cette raison, le même Australien qui confond le soleil et le kakatoès blanc, oppose ce dernier au kakatoès noir comme à son contraire. L'un et l'autre lui paraissent ressortir à deux genres séparés entre lesquels il n'y a rien de commun. Une opposition encore plus marquée est celle qui existe entre choses sacrées et choses profanes. Elle se repoussent et se contredisent avec une telle force que l'esprit se refuse à les penser en même temps. Elles se chassent mutuellement de la conscience.

Ainsi, entre la logique de la pensée religieuse et la logique de la pensée scientifique il n'y a pas un abîme. L'une et l'autre sont faites des mêmes éléments essentiels, mais inégalement et différemment développés. Ce qui paraît surtout caractériser la première, c'est un goût naturel aussi bien pour les confusions intempérantes que pour les contrastes heurtés. Elle est volontiers excessive dans les deux sens. Quand elle rapproche, elle confond; quand elle distingue, elle oppose. Elle ne connaît pas la mesure et les nuances, elle recherche les extrêmes ; elle emploie, par suite, les mécanismes logiques avec une sorte de gaucherie, mais elle n'en ignore aucun.

 

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